La Fayette et les femmes

Au premier abord, il ne semble pas que La Fayette se soit comporté différemment de nombreux aristocrates de son temps : mariage de convenance, quête de maîtresses à la mode, et flirts divers (jusqu'à un âge avancé, si nous en croyons Stendhal)… D'un autre côté, sa correspondance révèle une évolution typique, si l'on en croit l'historien des mentalités Philippe Ariès, de la bourgeoisie de la période post-rousseauiste ou romantique : authentiquement amoureux de sa femme, il manifeste par exemple beaucoup d'intérêt pour le traitement et le comportement des enfants, depuis l'allaitement des bébés jusqu'à la liberté consentie aux adolescents - une catégorie assez nouvelle. Par ailleurs, il soutint certains droits des femmes, comme le droit au divorce, ce qui explique en partie son rôle de tuteur légal de La Malibran quand celle-ci voulut se séparer de son mari franco-américain (cf. sa lettre de 1831).

Termes financiers du mariage de La Fayette avec Adrienne de Noailles, 1772.
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Sous l'Ancien Régime, un mariage était principalement une question d'argent et d'alliances. Celui de La Fayette ne fit pas exception : l'arrangement conclu entre le duc d'Ayen et le comte de La Rivière, richissime grand-père de Gilbert, fut tenu secret jusqu'à ce que les deux intéressés atteignent respectivement treize et seize ans. Les termes du contrat étaient pour le moins précis : si Gilbert venait a mourir le premier, son épouse garderait par devant elle « ses vêtements, linge, diamants et bijoux, et un carrosse de six chevaux » ; dans le cas contraire, il garderait avant toute liquidation de l'héritage « ses vêtements, linge, armes, un carrosse de six chevaux et sa bibliothèque ». De manière incidente, les deux adolescents tombèrent amoureux, et, leur union fut heureuse jusqu'au décès d'Adrienne, mal remise de sa captivité volontaire avec son époux (1794-1797).

Marie Hortense de La Tour d'Auvergne, Duchesse de La Trémoille, lettre à une tante de La Fayette, 29 novembre 1772.
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J'étais déjà instruite, Mademoiselle, des projets du comte de la Rivière, avant l'arrivée de votre neveu. Je savais même que les articles avaient été signés. Mais je ne le savais que par des personnes étrangères… Le vif intérêt que je prends à votre neveu m'a engagée à demander à son grand-père tous les éclaircissements que vous désirez. Je lui ai représenté que son petit-fils n'était pas fait pour acheter Mlle de Noailles en consentant à la moindre renonciation à aucun de ses droits. Il m'a assuré qu'il n'en était rien… Je ne trouve rien que de convenable dans ce mariage. MM. De Noailles sont à portée de procurer des avantages à leur gendre. Mais je trouve que l'engagement est un peu prématuré [...] vu le bas âge des deux enfants… Je sais que votre neveu a trouve sa future charmante. On dit qu'elle l'est, en effet, et très bien élevée par Madame sa mère…

Le mariage plus ou moins secret du jeune et prometteur La Fayette devint rapidement l'objet de toutes les discussions et de toutes les spéculations dans le monde. La duchesse, alors âgée de soixante-huit ans, était non seulement une experte en négociations matrimoniales, c'était aussi une parente éloignée et une amie du clan. Il est à parier qu'en quittant l'Europe pour l'Amérique, La Fayette cherchait aussi à mettre de la distance avec cette nombreuse et encombrante famille.

Le Triomphe du Beau Sexe, ou Épitre de M. le Marquis de La Fayette à son épouse: Du camp du Général Waginston [sic]. À Boston: De l'imprimerie du Congrès. [1778].
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Ce poème anonyme, écœurant de poncifs sentimentaux, célèbre le jeune couple cruellement séparé par la guerre d'Amérique. Bien que La Fayette n'ait très probablement joue aucun rôle dans sa parution, il apprit à utiliser Adrienne comme un élément de son dispositif de relations publiques, qu'elle s'évanouisse publiquement dans ses bras lors de son retour à Paris, ou qu'elle « pousse » la carrière de son mari auprès des invités de l'hôtel de Noailles.

La Fayette, son épouse Adrienne et ses deux filles Anastasie Pauline et Virginieà Olmütz. Gravure d'après Ary Scheffer, sans date [vers 1830].
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Durant la Terreur révolutionnaire, Adrienne perdit sa grand-mère, sa mère et l'une de ses soeurs sur l'échafaud. Elle-même ne dut sa survie en prison qu'à la protection de Gouverneur Morris, représentant diplomatique de Washington à Paris. Libérée, elle décida, après avoir remis les affaires financières de la famille en ordre, d'aller partager le sort de son époux, toujours captif dans la lointaine forteresse d'Olmütz (aujourd'hui en République tchèque). Avec ses deux filles, elle fit mine de s'embarquer pour les Etats-Unis (ou son fils se trouvait), gagna en fait Hambourg où le consul américain lui donna un passeport au nom de "Mrs. Motier of Hartford, Connecticut" (ville dont La Fayette était citoyen honoraire), et put ainsi parvenir en quelques semaines à Vienne où l'empereur d'Autriche, touché par tant de dévouement mais refusant toujours de faire délivrer celui qu'il tenait pour co-responsable de la mort de sa sœur Marie-Antoinette, fit délivrer un « permis d'incarcération ». Adrienne ne se remit jamais complètement de quatre ans de dures conditions de vie en cellule, et mourut prématurément en 1808. Le peintre romantique Ary Scheffer donna des leçons de dessin et d'aquarelle à ses filles.

La Fayette, lettre à son beau-frère le vicomte de Noailles, 3 octobre 1780.
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Contrairement une légende propagée par de trop zélés hagiographes, la Fayette, même le plus américain des Français, ne se convertit pas au puritanisme ambiant. Tout en prêchant à ses compatriotes la prudence (ce qui lui valut le surnom moqueur de « l'Archevêque »), il regrettait « Paris et ses dames » et admirait les libertins à la mode comme Armand de Lauzun (1747-1793), connu pour avoir « flambé » sa fortune dans les capitales de l'Europe, ou Arthur Dillon (1750-1794), l'un des trente-six officiers irlandais à combattre pour l'indépendance des Etats-Unis. Dans cette lettre, il demande à Noailles d'obtenir des dandies en question qu'ils consentent à lui vendre une peau de tigre.

Elisabeth Vigée-Lebrun, portrait de Diane de Damas d'Antigny, comtesse de Simiane, huile sur toile, collection privée, reproduction.
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Diane de Simiane (1761-1835) avait était mariée très jeune à un courtisan homosexuel qui servit à l'état-major de Rochambeau. Elle devint la maîtresse de La Fayette au debut des années 1780. Dans son Journal, Mme Vigée-Lebrun mentionne une visite du jeune général dans son atelier alors qu'elle faisait le portrait de celle « dont, disait-on, il prenait soin »... Adrienne de La Fayette se montra toujours d'une tolérance rare : elle autorisait en effet son mari à passer un mois d'été avec sa maîtresse en Lorraine, et invita même ses enfants à appeler Mme de Simiane « notre tante ».

La Confession de Marie-Antoinette, Ci-devant Reine de France, au Peuple Franc, Sur Ses Amours et ses Intrigues avec M. de Lafayette, les Principaux Membres de l'assemblé Nationale, et sur ses Projets de Contre-révolution, [Amsterdam, en fait Paris], 1792.
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Ceci est l'un des innombrables pamphlets pornographiques visant la reine Marie-Antoinette. Du fait que son mariage avec Louis XVI n'avait pas été consommé sept ans durant, et que l'imprudente « Autrichienne » avait des soupirants, le couple royal était une cible facile. Après les journées d'octobre 1789, et le « sauvetage » des monarques escortés de Versailles à Paris par La Fayette, ce dernier devint le partenaire érotique favori de Marie-Antoinette dans ces pamphlets à la fois drôles et dégoûtants, en compagnie d'autres politiciens, de lesbiennes perverses, et même de l'épagneul royal… Cette sous-littérature, étudiée par Chantal Thomas, se révéla efficace dans le discrédit de Louis XVI, et facilita son exécution et celle de la « reine scélérate ».

Éventail en bois ajouré et peint, avec des vignettes anciennes collées représentant, sur l'avers : au centre, la prise de la Bastille ; à gauche, le Dauphin Louis XVII ; à droite, la reine Marie-Antoinette ; au revers : au centre, une allégorie de la famille ; à gauche, Louis XVI ; à droite, la Fayette. Sans date [entre 1789 et 1792].
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Cet éventail, qui provient de l'ancienne collection de Henri Lavedan (journaliste au Figaro, et co-auteur, avec Georges Lenôtre, de Varennes, en 1902), fait clairement de La Fayette, sinon un quasi-membre de la famille royale, du moins son principal protecteur.

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