De « héros » devenu « traître »: la Révolution Française

En 1789, La Fayette comptait parmi les députés de la noblesse les plus favorables aux idées nouvelles au sein des États Généraux, bientôt transformés en Assemblée nationale constituante. Le 14 juillet, il devint chef de la Garde nationale de Paris, une milice de citoyens chargée du maintien de l'ordre. La Fête de la Fédération, le 14 juillet de l'année suivante, marqua probablement son apothéose politique : beaucoup, au sein de la bourgeoisie, voyaient en effet en lui le sauveur de la monarchie constitutionnelle et le garant des nouveaux droits acquis contre « l'anarchie ». Le 17 juillet 1791, lorsqu'une foule républicaine se manifesta au même endroit - le Champ de Mars - pour réclamer la destitution de Louis XVI, la Garde nationale ouvrit le feu, et la rumeur se mit à circuler que le ci-devant marquis montrait son vrai visage. La Fayette, toujours plus à l'aise sur les champs de bataille ou dans la « politique spectacle » que dans la perception approfondie des événements, où quelques grandes idées et grands principes lui tenaient lieu de boussole, semblait au moins aussi préoccupé par la montée de l'extrême gauche que par les armées contre-révolutionnaires massées aux frontières. Décrété en état d'arrestation, il décida de déserter et d'émigrer (19 août 1792). Fait prisonnier par les Autrichiens, il fut incarcéré jusqu'en 1798, en dépit d'un mouvement d'opinion international en sa faveur. La plupart des membres de sa famille furent exilés, emprisonnés, voire guillotinés.

La Fayette et d'autres gardes nationaux. Dessin à l'encre, sans date [1789?].
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Derrière La Fayette on reconnaît la Bastille, cette forteresse-prison dont la prise le 14 juillet 1789 marqua l'irruption des masses populaires sur la scène révolutionnaire. À Chavaniac, La Fayette conservait un « morceau de la Bastille » (de même que beaucoup conserveraient des « morceaux du mur de Berlin deux siècles plus tard), le sien agrémenté de portraits de lui, de Bailly et de Louis XVI.

Certificat de bons et loyaux services accordé à un officier de la Garde nationale, signé par La Fayette et Bailly, 1789.
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Fils du gardien des tableaux du Roi, astronome, essayiste, membre de trois Académies, et député aux Etats Généraux, Jean Sylvain Bailly devint maire de Paris au lendemain du 14 juillet. Il portait les espérances d'une certaine bourgeoisie à la fois progressiste et soucieuse d'ordre et de protection de la propriété privée. La Fayette était souvent, plus encore que Bailly, le grand homme de cette classe sociale. Sieyès devait persifler en 1800 : « Le bourgeois de Paris lui sera éternellement reconnaissant de l'avoir autorisé à porter un uniforme pimpant avec épaulettes d'officier » !

« Éventail de la Fédération », 1790.
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Cet objet patriotique reflète les vues majoritaires au sein de la bourgeoisie modérée. La partie gauche fait référence à une fable de La Fontaine intitulée « La génisse, la chèvre, et le mouton en compagnie du lion ». Le « roi des animaux » prélève sur une proie « la part du lion », sans autre justificatif qu'il « s'appelle le lion » : il s'agit évidemment d'une métaphore de l'arbitraire du despotisme royal, « aboli » depuis les journées révolutionnaires de 1789. Au centre, Louis XVI, La Fayette et Bailly prêtent conjointement serment à la nouvelle constitution du peuple français - une scène imaginaire mais symptomatique : beaucoup pensaient encore l'union nationale réalisable autour du Roi. À droite, l'on voit un bourgeois en habit noir de député et un curé se congratuler, tandis que l'« aristocrate » a du mal à cacher son dépit.

Tasse en porcelaine portant l'inscription « Vive la Nation, la Loi, le Roi » [1790 ou 1791].
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En 1789, la devise implicite de la monarchie, « Une Foi, une Loi, un Roi (sous-entendu : de droit divin)» fut remplacée par « La Nation, la Loi, le Roi », qui rendait compte d'un nouveau partage des pouvoirs : désormais, l'Assemblée nationale ferait des lois au nom du roi, place en dessous de la loi et chargé de veiller à ce qu'elle soit bien appliquée. Lorsque la monarchie fut abolie en août/septembre 1792, l'Assemblée devint la seule source de souveraineté. « Liberté, égalité, fraternité » (inventée par Fénelon) fut adoptée en juin 1793.

Abbé Jean-Charles Jumel, Réveillon du Père Duchêne avec M. de La Fayette et tous ses aides de camp, s.d. [1790].
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La Fayette fut souvent pris à partie, de moins en moins sympathiquement, par le journal satirique Le Père Duchêne − que ce soit dans la version de Jumel ou dans celle, plus connue, de Jacques Hébert. Elles avaient en commun de mettre en scène le personnage éponyme, sorte de Gargantua d'extrême gauche qui aimait injurier et terroriser les représentants du « parti prêtre » (cf. la mention Memento Mori Sacrée Calotte) et les « aristocrates ». Le Père Duchêne s'exprimait dans une langue argotique et ordurière, sensée « faire peuple ». Jean-Charles Jumel était aumônier de la Garde nationale dans le district Saint-Lazare, et membre du Club des Jacobins.

« L'épouvantail de la Nation » [1792].
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La Fayette apparaît sous la forme d'un ridicule épouvantail monté sur deux échasses, sur lesquelles on peut lire "Congré Américain [sic]" et "Commune de Paris", et portant la Constitution dans un sac à dos. Avec son sabre (de bois, en référence à sa jeunesse dissipée et au Bon Roi Dagobert ?), il va tenter de disperser maladroitement une volée d'angelots malfaisants (?), parmi lesquels on reconnaît le Pape Pie VI, Frédéric-Guillaume II de Prusse, et Léopold II d'Autriche, tous unis dans la volonté de mater l'insurrection patriotique en France afin d'éviter la contagion révolutionnaire dans leurs états. Cette caricature tourne en dérision tout à la fois les défauts personnels du général (vanité, faibles capacités stratégiques, tendances « césariennes ») et son peu d'assise et de marge de manœuvre politiques.

Charles François Dumouriez, lettre au général François Kellermann, 24 août 1792.
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Mon cher Kellermann, mon brave camarade, vous voila où je vous ai toujours désiré, prêt à bien faire et commandant une armée […] Charon [?]… part demain pour les Ardennes, où il va prendre provisoirement le commandement de l'armée du traître La Fayette, que je destine a Dillon [qui fut] toujours loyal a mon égard, dans un tems ou La Fayette faisait des atrocités contre moi […]. Je crois les ennemis plus étonnés que nous, à cause de la trahison manquée de La Fayette et de événements de Paris. La fierté imposante de la nation, ce superbe désespoir des hommes libres, la quantité de soldats qui sortent de dessous terre, les empêcheront d'être entreprenants…

Un rude militaire dont les ambitions avaient été frustrées sous l'Ancien régime, Dumouriez (1739-1823) rallia la gauche révolutionnaire et devint ministre des Affaires étrangères puis de la Guerre. Il détestait La Fayette, sur qui pesa longtemps l'opprobre d'avoir déserté alors que la patrie était en danger, et d'être un de ces « émigrés illégitimes » (ayant quitte la France bien avant [avril] 1793, selon le critère établi par ses propres amis Lally-Tollendal et Mme de Staël). Toutefois, Dumouriez lui-même - avec Kellermann le « vainqueur de Valmy » - devait déserter et émigrer pour échapper à la guillotine (contrairement à Dillon), en avril 1793. C'était un temps difficile pour les généraux, dont les défaites, ou même les performances moyennes, étaient vite assimilées à de la trahison.

Germaine de Staël et Mathieu de Montmorency. Lettre à La Fayette, prisonnier politique puis exilé, Coppet (Suisse), sans date [1797].
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J'espère que cette lettre vous parviendra, je voudrais être une des premières personnes qui vous parlât de tous les sentiments d'indignation de douleur d'espérance de crainte d'inquiétude de découragement dont votre sort pendant ces cinq années a rempli l'âme de ce [sic] qui vous aime. [Quand vous le pourrez] revenez en France, il n'y a point d'autre patrie pour vous ; vous y trouverez la république que votre opinion appelait lorsque votre conscience vous liait à la royauté. Vous la trouverez illustrée par la victoire et délivrée des crimes qui ont souillé son origine…

Fille du banquier et ministre Necker, la grande intellectuelle Germaine de Staël (1766-1817) vivait alors à Coppet, entourée d'admirateurs venus de toute l'Europe, et de son ami/amant Montmorency, un grand seigneur progressiste dans sa jeunesse, qui devait précéder Chateaubriand aux Affaires étrangères sous la Restauration. Elle ne ménagea pas sa peine pour tenter de faire libérer La Fayette. Sous la Révolution, elle avait vu en lui un des meilleurs espoirs de la monarchie constitutionnelle, théorisée depuis les années 1770-1780 dans certains salons « politiques » comme celui Mme de Tessé, tante de La Fayette et modèle de Mme de Staël. Elle fit pression sur le diplomate américain Morris (alors à Vienne), sur Talleyrand, sur Barras, sur Bonaparte… Tous ces efforts contribuèrent à faire de La Fayette un « héros romantique », comme « purifié » de son émigration par la dureté de sa captivité et le sort de sa famille.

Aimé-Jules Dalou. Statuette en bronze de La Fayette, après 1883.
Prêt du Herbert F. Johnson Museum of Art.
Don d'Arthur H. Dean and Mary Marden Dean.
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Fervent militant socialiste, Aimé Jules Dalou (1838-1902) est surtout connu comme l'auteur de la statue dite du « Triomphe de la République » sur la place du même nom à Paris. Une première version en plâtre fut érigée en 1889 pour célébrer la victoire définitive des républicains sur les monarchistes, et remplacée par un modèle en bronze en 1899. Mais Dalou avait également concouru pour un autre grand monument républicain destiné à Versailles, commémorant l'Assemblée constituante de 1789. L'architecte Train était charge de la structure d'ensemble rectangulaire, et de l'escalier de quarante marches. Sur les côtés devaient figurer deux bas reliefs, « L'ouverture des Etats-Généraux » par Jean-Paul Aubé (1837-1916), et « Mirabeau répondant à Dreux-Brézé » par Dalou. Aux angles étaient prévues quatre statues : « Bailly » et « Sieyès » par Jean-Paul Aubé (1837-1916), et « La Fayette » et « Mirabeau » par Dalou. Le monument ne fut jamais exécuté, mais la maquette en plâtre pour La Fayette eut un tel succès au Salon de 1883 que des éditions en porcelaine et en bronze furent commandées au sculpteur - en particulier pour le marché américain, très demandeur de portraits de la Fayette (Cornell Library conserve, par exemple, deux éditions en bronze des années 1890 du deuxième buste de La Fayette par Houdon, aujourd'hui à Versailles).

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