Premiers pas dans un monde de privilèges

La Fayette naquit dans une société de communautés traditionnelles, où prédominaient les liens de parentèle et de clientèle. « Liberté » ou plus fréquemment, « les libertés », avant 1789, signifiait le plus souvent « loi(s) propre(s) à une communauté » géographique, professionnelle ou statutaire. Les trois « ordres » étaient le clergé, la noblesse (deux minorités privilégiées) d'une part, et le Tiers-état (95% de la population) d'autre part. Ce statu quo (qui n'interdisait pas les évolutions sociales et changements d'ordre) était garanti par un Roi qui pouvait se permettre de dire : « C'est légal parce que je le veux ». La Fayette défendait au contraire un projet de société dans laquelle les sujets deviendraient des citoyens ayant - du moins théoriquement - les mêmes droits, les mêmes devoirs, et les mêmes opportunités.

Charte rédigée en latin ayant trait au domaine affermé dit du Moulin de la Roche, 1245.
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Nos Bonuspar de Lang. notum facimus universis presentes litteras inspecturis tam presentibus quam futuris quod nos dedimus et concessimus dilecto militi nostro P. de Chavano duo sextaria bladi, unum scilicet frumenti et unum silig. quas habebamus ratione dominii et census in medietatem molendini quod dicitur de La Rocha quam tenet dictus P. a nobis et antecessores sui longo ipse tenuerunt…

Cette charte médiévale est le plus ancien document conservé au sein du fonds La Fayette. Il témoigne de l'enracinement très ancien et durable des la Fayette en Auvergne. Lorsqu'il fit l'acquisition du marquisat de Langeac en 1786, Gilbert hérita également des droits féodaux attachés au domaine, même si certains étaient en désuétude. Ses paysans devaient en théorie payer une taxe pour utiliser le moulin, le four, la presse, le fourrage, à quoi s'ajoutaient des redevances sur le décès et sur les transactions. Seigneur de tout le village, La Fayette reçut les clefs de Langeac, et son autorité fut consacrée par un Te Deum.

Ebenezer Mack, "Château de Chevaniac (sic)" in Life of Lafayette, Ithaca, New York, Mack, Andrus, & Woodruff, 1841.
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Photographies de la salle commune et de la bibliothèque, avant et après restauration, publiées dans Hadelin Donnet, Chavaniac La Fayette, Le Manoir des Deux Mondes, Paris, 1990, et reproduites ici avec l'aimable autorisation des Editions du Cherche Midi.
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Le lieu de naissance de La Fayette était un manoir "romantiquement situé" (selon Mack) en Auvergne. Il avait été détruit par le feu et reconstruit en 1701. Les inventaires dont nous disposons indiquent le mode de vie assez modeste et inconfortable de ses propriétaires. Le domaine fut confisqué sous la Révolution, et plus tard restitué à la famille qui le conserva jusqu'au début du XXe siècle. En 1916-1917, le fils d'un riche propriétaire de mines de charbons en Australie, l'Écossais John Moffat, racheta Chavaniac avec l’appui décisif d’une fondation privée américaine, et commença à le restaurer de fond en comble. C'est aujourd'hui un musée ouvert au public.

Les parents de La Fayette : Christophe Gilbert du Motier, marquis de La Fayette (1732-1759) et Julie de La Rivière (1737-1770).
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Originaux conservés au Herbert F. Johnson Museum of Art.

La famille de La Fayette, qui faisait remonter sa noblesse au XIIIe siècle, comptait parmi ses membres un maréchal de France et l'auteur de La Princesse de Clèves (1678). Bien que le père de Gilbert soit un noble auvergnat désargenté, qui dans sa jeunesse parlait le patois local ou tarougne, il fit un bon mariage : le père de Julie jouissait d'une rente annuelle de 120 000 livres, soit six fois le salaire d'un vice-amiral, et habitait un appartement dans le Palais du Luxembourg. Gilbert Junior ne connut jamais son père, qui mourut quand il avait deux ans. Sa mère quitta alors Chavaniac pour Paris, laissant son fils unique à la garde de sa grand-mère, de ses deux tantes, et d'un prêtre.  Elle passait toutefois l'été en Auvergne. Elle apparait ici dans une élégante "tenue de pèlerinage" (noter le bâton de marche et la gourde). Le Puy, juste au sud de Chavaniac, se trouve en effet sur la route de Saint-Jacques de Compostelle, qu'elle emprunta dévotement. Un autre saint protecteur, Roch, était abondamment représenté dans les églises de la région sous les traits d' un pèlerin avec les fameuses coquilles Saint-Jacques sur ses vêtements, et le chien qui lui sauva la vie. Le fils de Mme de La Fayette devait être baptisé à Saint-Roch de Chavaniac.

La Fayette père. Lettre à sa soeur Mlle du Motier, Minden (aujourd'hui dans le Land de Nordrhein-Westfalen, République Fédérale d'Allemagne), 16 juillet 1759.
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“Je vous jure que quoique nous ne soyons pas venus ici simplement pour nous promener, nous ne faisons pas autre chose. Toujours éloignés des ennemis, à peine entendons nous parler d'eux… Il me semble que Mme de La Fayette a entrepris un voyage, je désire fort qu'elle s'y amuse… Je vous prie de luy dire tous mes sentiments pour elle [et] d'embrasser pour moi mon fils.”

Deux semaines plus tard après cette lettre, dont le ton primesautier évoque les « guerres en dentelle », les Français impatients quittèrent leur excellente position défensive et traversèrent la Weser. Ils furent vaincus par les Anglais, et parmi les 13 000 tués figurait Christophe du Motier. L'engagement de La Fayette en Amérique s'explique en partie par la détestation des Anglais, et par le désir d'effacer la « honte » des traités de Paris et de la perte par la France de la plupart de ses colonies (1763).

L'Iliade d'Homère, traduite par Alexander Pope, Londres, 1771, exemplaire de la bibliothèque de Chavaniac.
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La Fayette reçut une éducation des plus classiques pour un jeune noble fortuné, d'abord sous la férule de précepteurs ecclésiastiques à Chavaniac, puis au sein d'institutions aussi élitistes que le Collège du Plessis à Paris, ou l'Académie équestre de Versailles. Au programme figuraient le latin, le catéchisme, les mathématiques, les matières militaires, et l'équitation. Le récit des expéditions militaires dans Homère et César enflamma son imagination. A l'initiative d'un certain abbé Fayon, il apprit également les rudiments de l'anglais (dans des traductions des Anciens), ce qui n'était pas courant à une époque où le français était toujours la langue internationale des élites. Ceci devait s'avérer fort utile, plus tard. En revanche, ses lectures « philosophiques » semblent avoir été limitées. Cornell conserve, en provenance de Chavaniac, les dix volumes de L'Histoire des deux Indes de l'abbé Raynal, dans la troisième édition de 1780. Mais La Fayette était imprégné des principes généraux des Lumières. Sur le bateau qui le transportait en Amérique, il partagea son temps de lecture entre des ouvrages de tactique en français et des ouvrages de littérature en anglais.

Abbe Guillaume Thomas François Raynal. Histoire Politique et Philosophique des Etablissements et du Commerce des Européens dans les deux Indes, Genève, Pellet, 1780. Exemplaire de La Fayette.
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Durant la décennie précédant la révolution, Raynal (1731-1796) était probablement l'un des philosophes les plus respectés. C'était le seul que La Fayette reconnaissait avoir lu de près. Dans son énorme histoire de l'expansion commerciale et coloniale des Européens, Raynal (en fait assisté de nombreux co-auteurs, parmi lesquels Diderot, d'Holbach, et le fermier général Paulze) affirmait des convictions fortes, contre le colonialisme, le despotisme et l'esclavage. De manière significative, La Fayette conservait dans sa bibliothèque les dix volumes de l'édition révisée de 1780, dite troisième édition. Elle ne contenait plus de passages très défavorables aux Américains, taxés de dégénérés physiques et mentaux dans les versions précédentes. Comme le souligne Philippe Roger, ce changement était dû à l'alliance militaire et diplomatique entre la France et les colonies rebelles, et plus spécialement à l'action du « bonhomme [Benjamin] Franklin », arrivé à Paris en décembre 1776 et devenu immensément populaire. Franklin, homme simple mais « éclairé » selon les standards parisiens, eut l'idée géniale d'inviter Raynal à dîner à son domicile de Passy (où vint aussi La Fayette), et en fit un ami. En 1780, les admirables inventions de Franklin, en particulier le paratonnerre, furent présentées par Raynal comme un argument aux préjugés anti-américains.

La Fayette. Lettre à sa cousine Mlle de Chavaniac, 8 février 1772.
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Ceci est la plus ancienne lettre conservée de La Fayette. Il saute du coq à l'âne, avec l'esprit cynique d'un courtisan apparemment épris de chasse, de ragots, et de calculs de carrière et de manigances matrimoniales. En fait, le jeune La Fayette détestait le ghetto de Versailles, et lui préférait la vie de garnison et la taverne L'Epée de bois, dans le Quartier latin. Ses chances d'obtenir rapidement une situation en rapport avec son rang s'évanouirent quand la vente ou le don de régiments de cavalerie furent interdits, et quand un ministre réformiste, Saint-Germain, supprima son régiment de mousquetaires, jugé décoratif et dispendieux. Sa semi-relégation comme officier de réserve (1776) le disposa certainement à partir à l'étranger.

La Fayette. Lettre à son épouse, commencée le 30 mai 1777 à bord du navire La Victoire et complétée au logis de M. Huger, officier résidant en Caroline du Sud, le 15 juin 1777.
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La Fayette n'avait que dix-neuf ans quand il décida de rejoindre les « Insurgents ». Benjamin Franklin demanda par écrit à Washington de veiller sur « le gamin » (« the boy ») après qu'il eut quitté l'Espagne pour l'Amérique. Dans sa lettre, La Fayette exprime à son épouse à la fois la douleur de la séparation et un enthousiasme sans limites pour les États-Unis, du succès desquels dépend selon lui le bonheur du monde.

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